mercredi 25 avril 2012

Petit astéroïde


La nuit, je m'équipais de mon Shockwave et de mes gigantesques écouteurs. Je fourrais dans mon sac à dos quelques CD : Van Morrison, Pink Floyd, The Kinks. J'ôtais le moustiquaire de la fenêtre de ma chambre, puis je m'enfonçais dans la ville endormie, dans l'hypnotisme immédiat de la musique. C'était pour moi des moments de paix profonde et véritable.

La polyvalente n’était à mes yeux rien de moins que le Pandémonium. Cette proximité imposée sur fond de compétitivité, de violence et de confusion m'asphyxiait. Dans le cours d'enseignement moral, un élève avait lancé une chaise au prof, je ne me souviens plus pourquoi. Une fille avait déposé un buvard imbibé de LSD dans le café de la surveillante. Un prof s'était fait arrêter pendant l'hiver,  parce qu'il couchait avec une élève de 15 ans. Peu après, la fille s'était fait tasser dans un coin par des gars de secondaire 5, qui l'avait violée en la traitant de salope. La polyvalente, c'était une putain de jungle.

À la maison, je retrouvais la même proximité imposée, avec en trame de fond une violence beaucoup plus subtile. Le silence avalait tout. Ma mère préparait le souper sans rien dire sinon quelques jurons si elle échappait un truc ou si elle se brûlait. Mon père était d'ordinaire devant son écran d'ordinateur.  Pendant les repas, il gobait tout en vitesse, répondant seulement par des hmm hmm évasifs à ma petite sœur qui racontait sa journée d'école. Il disparaissait ensuite dans la chambre pour en ressortir avec ses hosties de cuissards. « Je vais aller digérer tout ça! », disait-il avant d'enfourcher son vélo. Ma mère ne lui répondait pas, elle desservait la table, puis allait écouter ses VHS de Josée Lavigueur. Je devais chaque jour retenir mes envies de fendre la table en deux d'une grandiose descente du coude.

Mais le soir, quand tous étaient hors de cette sphère de conscience, moi, je vivais le parfait éveil. Sous les lampadaires, dans la lumière orangée, j'étais soulagé de tout, de l'adolescence comme de l'enfance. Mon agressivité s'évaporait.

Une fois, je passai devant le cimetière, à la sortie du village, et m'y arrêtai. Je m'accoudai sur le muret de pierres et contemplai la paix des morts. Il faisait chaud et l'air était gonflé d'humidité. Je m'allumai une cigarette et soufflai la fumée vers la lune.

En moins de vingt secondes, mon aura sacrée fut transpercée.

Elle arriva à toute vitesse dans sa vieille station wagon, toutes fenêtres ouvertes, freina sèchement et immobilisa sa voiture à côté de moi.

-        Qu'est-ce tu fous là à une heure du matin, Martel?

C'était Clara Jolicoeur, une des folles de la polyvalente. Mignonne, mais folle. Elle laissait pendre une clope au bout de ses lèvres et portait un vieux chapeau de paille. J'étais un peu flatté qu'elle connaisse mon nom.

-        Rien, je marche pis j'écoute de la musique.
-        Tu fais tes marches pas mal tard!
-        Toi qu'est-ce tu fais à rouler en malade en pleine nuit?
-        La même chose que toi, j'imagine.

Je ne répondis rien. Elle fit tourner le moteur et remplit ses poumons de fumée.

-        T'embarques?
-        Non, ça va. Je relaxe, là.
-        Envoye donc, j'te mangerai pas.

J'hésitais. Tout le poids du monde recommençait à se faire sentir. Clara Jolicoeur, il n'y a pas à dire, elle était jolie. Elle avait des lèvres rose gomme balloune, une peau de pêche, des yeux de mica et des petits seins bien formés. Mais c'était une folle. Elle couchait avec des gars plus vieux depuis la sixième année. Elle avait déjà vendu du pot. À cause de ça, elle avait un casier judiciaire. Je pense qu'elle s'était battue plusieurs fois. En tout cas, Clara, c'était une bad ass. En plus, elle était plus vieille que moi. De deux ans. Sauf qu’elle était belle, et on ne dit pas deux fois non à une aussi belle fille. Pas quand on a quinze ans.

-        Ok, j'embarque, mais roule pas en malade.

Sa voiture était un cendrier sur quatre roues. Il y avait de la cendre partout. Elle faisait jouer du Pearl Jam. Et elle roulait en malade.

-        Où est-ce qu'on va? demandai-je.
-        Est-ce qu'il te reste des clopes? répondit-elle.
-        Ouais, j'ai un paquet neuf.
-        Good. Fait que, tu fais ça souvent, prendre des marches en pleine nuit?
-        Ben, ouais, quand même.
-        C'est cool, y'a personne pour nous écœurer à cette heure-là.
-        Exactement. Où est-ce qu'on s'en va?
-        J't'emmène quelque part.

Une demi-heure plus tard, bien en dehors de la ville, elle arrêta sa voiture devant une grille qui bloquait l’accès à ce qui semblait être une petite forêt privée.

-        Va ouvrir la grille, s'te-plaît.

J'ouvris la grille, rentrai dans la voiture, et Clara engagea sa Chrysler dans le petit chemin. Nous débouchâmes sur une immense carrière de sable. Nous claquâmes les portières, fîmes quelques pas, grimpâmes ensuite sur une petite crête, où nous nous effondrâmes enfin les fesses dans le sable. On se serait cru en Patagonie. Ou sur une autre planète. Des dunes s'élevaient comme des icebergs qui auraient incongrûment poussé là dans le sable, éternisés dans la sérénité de la nuit. Entre les nuages apparaissaient des fragments de constellations. Un vent léger et chaud caressait la cime des conifères. Il y avait dans ce tableau une puissance invisible, quelque chose qui inspirait la crainte, quelque chose d'ineffable et d'enveloppant.

-        Wow, c'est beau icitte! m'exclamai-je.
-        Je sais... je viens tout le temps ici.

Nous plongeâmes dans le silence, fixant l'immensité de ce désert artificiel, pendant de longues minutes. Clara Jolicoeur, Clara Jolicoeur. Je ne connaissais rien de cette fille, sinon sa sulfureuse réputation. Pourquoi m'avait-elle amené ici? Que pouvait-elle trouver à un garçon deux ans plus jeune qu'elle? En tout cas, il me devenait de plus en plus difficile de chasser mes pensées libidineuses.

-        Tu viens ici pour t'asseoir et réfléchir?
-        Un peu. Parce que c'est beau, c'est tranquille. Ici, je suis loin de tout. Je vois plus clair, on dirait.
-        Avoir un char, je viendrais ici tout le temps aussi.
-        T'as pas l'droit, c'est mon spot! protesta-t-elle, me donnant un coup à l'épaule.
-        Ok, ok, c'est bon, c'est ton territoire. T’as gagné! la rassurai-je en riant.

Clara n'avait ce soir-là rien d'une bad ass. Tous deux figés dans la félicité, nous étions comme moine et nonne, contemplatifs et béats au centre de la Création. J'aurais voulu serrer Clara, l'embrasser, lui faire l'amour. Lui dire qu’elle était belle. Lui dire que si quelqu’un venait nous tirer à tous deux un coup de douze dans le dos et nous enterrait ici dans le sable, ça serait ok avec moi. C’était un bel endroit pour passer l’éternité.

-        Ça te dérange, Clara, si je flatte tes cheveux?

Elle ne répondit pas; je déposai doucement le bout de mes doigts sur sa nuque, à l'affût de toute réaction. Je massai tendrement son cou, puis je fis glisser mes doigts vers le haut de sa tête. Elle ferma les yeux, enivrée. Mon cœur battait si fort qu'il faisait écho entre les dunes; la Terre entière entendait ce petit cœur d'ado se chamailler entre ses artères : libérez-moi! criait-il. Je m'approchai de Clara, confiant, et tentai de la convaincre, par un jeu de doigts, de m'offrir ses lèvres.

Elle se leva brusquement. Avait-elle une larme à l’œil?

-        Excuse-moi, dit-elle, un peu piteuse.

Elle prit mon paquet de cigarettes, s'en alluma une et se mit à dévaler la crête en direction de la Chrysler. Elle entra dans la voiture, démarra le moteur. Je me levai brusquement, croyant qu'elle allait m'abandonner.

-        Hé ho! Clara! criai-je, les mains en porte-voix.

Mais elle ne se sauva pas. Plutôt, elle se mit à tracer avec sa voiture de grands cercles dans le sable, créant d'imposants nuages qui s'estompaient avant d'atteindre les cieux. Elle crampait les roues et appuyait sur l'accélérateur. Le son du moteur brisait la placidité de son désert personnel. Comme la pierre qu'on a lancée dans le lac soulève des ondulations, Clara, elle, faisait ses tourbillons dans le sable. Elle tournait, elle tournait, sans arrêt, et je trouvais que ça commençait à être dangereux. Je faisais de grands signes avec les bras, la suppliant d'arrêter. Mais j'étais persuadé qu'elle ne me regardait même pas. Elle voyait sans doute en noir et rouge, ou en bleu et blanc. Dur à dire. Chose certaine, elle ne me voyait pas. Je levai les yeux au ciel. On pouvait voir la Voie lactée très clairement, tourbillon macroscopique qui nous aspire tous vers l'inconnu. Dieu faisait-il comme Clara des maelströms dans le ciel avec sa carriole céleste? Ou était-ce Clara qui faisait comme Dieu?

Je mis mes écouteurs sur mes oreilles. Play. Étendu sur le dos, je me perdis dans une spirale vers l'infini, et fut bientôt imbibé des vapeurs du sommeil.

En bas, petit astéroïde en orbite autour de l'amour, Clara continuait de faire tourner sa Chrysler dans le sable.


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