lundi 17 septembre 2012

La constellation du pugiliste


La nuit était chaude et profonde. Il devait facilement être passé minuit. Les deux pieds dans l’eau, les fesses dans le sable, j’étais aspiré depuis plusieurs minutes dans une méditation contemplative, tel un ermite, isolé,  à des années-lumière de la moindre trace de civilisation, dans la sereine et terrible immensité de la forêt boréale.

C’était tout près d’un terrain de camping fédéral gorgé de jeunes familles et de retraités. Le jour, sur la plage, une vingtaine d’enfants creusaient des canaux autour de châteaux approximatifs incessamment rongés par les dents érosives de vaguelettes insistantes. Des mamans changeaient tendrement des couches sous les parasols, sur des serviettes imprimées de dauphins et de lunes démesurées. Des fillettes s’époumonaient d’horreur au contact d’algues poisseuses, riaient, puis, tâtant du bout de l’orteil à la recherche de fonds sablonneux, elles craignaient de se faire engloutir par quelque poulpe anthropophage qui se serait camouflé là depuis des millénaires en attente d’une jeune chair, bien rose et bien tendre. Des canoteurs baladaient leurs petits qui, enflés au centre d’énormes vestes de sauvetage rouges, ressemblaient à des saucisses à cocktail. Le jour, cette plage était un spectacle.

Mais la nuit, c’était un monastère.

Le lac, lisse comme un crâne de moine, reflétait la montagne, la lune, et le firmament aussi bien que mes propres pensées.

Au loin, près d’une paroi rocheuse, filait sur le lac un superbe canot d’écorce bondé de fourrures. Deux hommes à la longue tignasse noire plantaient leur pagaie dans l’eau en silence, avec la délicatesse du huard. Ils s’approchaient de la berge et débarquaient leurs ballots de fourrures sur un gros rocher. Un autre canot les rejoignait; c’était deux hommes blancs, et ils venaient troquer leurs eaux-de-vie, leurs couteaux, leurs fusils et leurs bibles pour de la fourrure. Oui, ça devait se passer là, sur ce gros rocher.

Comme une étoile filante, un canard transperçait soudain l’immobilisme de la voûte céleste. De là-haut, il apercevait la forêt infinie, ponctuée de lacs et de marécages. Un jour, il y a longtemps, un éclair était descendu des cieux et avait embrasé les arbres. Pendant des générations, une tribu d’Amérindiens avait évité cet enfer terrestre, elle s’était tournée plus à l’est, ce qui avait causé de graves tensions avec une tribu voisine. Même avec une cervelle de canard était-il possible de constater qu’il fallait toujours se méfier de ce qui descend des cieux : une guerre nous attendait sans doute dans le détour. Mais, se rappelle le canard, des cendres, s’étaient relevés de grands pins et de grands érables. À nouveau, faucons, grenouilles et couleuvres peuplaient la montagne. La forêt avait retrouvé sa vigueur, s’était réinscrite dans l’infini. Et moi, assis là comme un ascète, nu de mes vingt-cinq ans devant la pérennité de dame Nature, je n’étais sans doute pour elle qu’une façon de s’abstraire.

Statufié dans l’immense espace de ce sanctuaire intemporel, l’évidence de la petitesse de mon existence, tout à fait accessoire, mais – là est la question – peut-être pas totalement futile, m’allégeait l’esprit, m’emplissait du goût de la quête, me libérait des factures d’Hydro et des listes d’épicerie, et je me voyais alors baluchon à l’épaule, pérégrinant dans la toundra, dans le désert, dans la montagne, sondant le monde pour quelque bout de raison d’être. La nuit sylvestre me rendait les clés de mon intuition. Elle faisait de l’immédiat la seule source de plénitude. Elle réconciliait l’homme à sa préhistoire. Elle levait momentanément le rideau de l’avenir, qui ne cachait qu’un interminable fil de vagues recommencements.

- Hé, l’gros!, chuchota une voix.

L’apostrophe m’extirpa brutalement de ma désincarnation mystique. Atterrissage forcé. L’intrus, un gaillard trapu au sourire bonhomme, s’était approché de moi en silence et avait fait tomber mon échelle.

- Méchante belle soirée, hein! Veux-tu une poff? dit-il, la bouche pleine de fumée, en me tendant un joint.

Je n’arrivais pas encore à réagir, pris dans un brouillard de confusion, le verbe engourdi. Je pris le joint comme si c’eût été quelque chose de fragile comme un bébé, entre l’index et le pouce.

- Une très belle soirée, répondis-je enfin avant de m’emplir les poumons de cette fumée psychotrope.
J’expirai la fumée en direction de la lune.
- Je suis désolé, je t’avais pas vu venir, m’excusai-je.
- Ah, non, c’est moi qui s’excuse. Je viens toujours fumer ici le soir. J’étais surpris de voir quelqu’un. Moi c’est Chris.
- Enchanté. Et merci, dis-je en levant le joint.
- De rien. J’voulais pas te déranger, hein...
- Non, non, tu me déranges pas. J’étais rendu pas mal dans la lune. Sur la lune, même. Un vrai Neil Armstrong!
- Qui?

Il me fixa, incrédule, et je me sentis un peu comme un musulman dans un village texan. Changement de piste :

- Comme ça, tu viens fumer ici, le soir? T’es campé où?
- On est dans la section G. Ouain, je viens fumer quand ma femme et ma fille sont couchées. C’est ma manière de déconnecter.

Sa manière de connecter. Alors que moi, je profitais de ce moment pour reconnecter.

- J’te comprends, on a tous besoin de se retrouver, dis-je, conciliant, voilant mes réflexions.

Il ne répondit pas et perdit son regard quelque part vers les montagnes. Je trouvais le personnage un peu singulier. Il débarquait du néant, me tendait son joint, et s’ouvrait à moi, comme ça, sans dentelle, un peu gauche, comme tout juste sorti d’un cocon.

- Je peux m’asseoir avec toi? demanda-t-il. T’as l’air ben, le cul dans le sable, de même.
- Ben oui, assis-toi, répondis-je, pas agacé le moins du monde.

Les effets du pot commençaient à se faire sentir. Je portais une attention excessive au chatouillement de l’eau sur mes mollets. Je songeais aux châteaux de sable et du travail que l’érosion accomplirait sur des mollets plantés comme ça dans l’eau pendant des années. Chris m’invita à reprendre le joint; je déclinai. Il inhala une dernière fois, du bout des lèvres, et d’une vive pichenotte, il lança le mégot dans le lac. Pssh.

- Hey, je peux tu te raconter quelque chose? me demanda-t-il après un moment.
- Euh, oui. Tant que c’est pas trop gore, ricanai-je.
- Trop quoi?
- Rien, vas-y raconte.
- Je pense que j’ai un problème, le gros.
- Ah, t’sais, y’a personne de parfait. Une sacré chance, parce que ça serait platte quelque chose de rare!
- Ouain, mais moi mon problème, c’est que j’ai toujours envie de me battre.

De se battre?

- Qu’est-ce tu veux dire, te battre?
- Le jeudi soir, je sors avec les gars de la shop. Je prends deux trois bières, pis après ça je cherche le fuck. Je sais pas pourquoi je fais ça.
- Ok... mais euh, ça te met pas dans le trouble?
- Bah, ça arrive. J’ai passé une couple de nuits au poste. Mais personne porte jamais plainte. Sauf une fois. Anyway, j’sais pas pourquoi j’te raconte ça.
- J’espère que tu comptes pas te battre icitte à soir, lui répondis-je, levant un sourcil.

Je ne m’étais jamais battu, sauf à l’école primaire : j’avais donné un coup de boîte à lunch à un Anglais pour impressionner les filles de ma rue. Le chauffeur d’autobus m’avait sévèrement grondé, avant de me faire asseoir, en guise de pénitence, à l’avant, à côté de la fille que j’essayais puérilement d’impressionner.

- Ben non, l’gros. C’est juste que je pense à ma fille, des fois, pis j’me dis qu’elle mérite mieux comme père. Des fois j’me sens comme un gros tata.

Je sentais qu’au fond de ce cœur, vrombissait un volcan immémorial, un courroux captif, bâillonné, qui n’avait que les jeudis soir pour s’étancher sur quelque primate, lui-même assez corrosif pour créer l’apaisante chimie de l’altercation.

- Je sais pas trop quoi te dire, Chris. Si ça te rend malheureux ton affaire, faut que t’essaies de régler le problème.
- Tu ferais quoi à ma place?
- Je sais pas trop. J’prendrais peut-être des cours de boxe... ou de karaté.

Ses yeux s’écarquillèrent comme s’il eût été soudainement possédé par le Grand Manitou. Il enfonça ses doigts dans le sable humide alors que son esprit semblait se faire engloutir dans les sables mouvants d’une vision béatifique. Comme frappé par une gnose nouvelle, il se leva d’un coup, puis fouetta l’air de quelques coups de poing destinés à une adversaire spectral.

- Pourquoi j’avais pas pensé à ça? susurra-t-il.

Il me remercia avec une grande claque dans le dos, m’annonça qu’il allait rejoindre sa femme, et que ça avait été une bonne chose de venir me parler. Je lui serrai la main. Il disparu dans l’obscurité du sentier. Je m’allongeai dans le sable, les talons dans l’eau.

La psyché tuméfiée par les vapeurs verdâtres du cannabis, je fis descendre le firmament à la portée de mes doigts, puis, reconfigurant légèrement les cieux, une étoile à la fois, je formai une constellation nouvelle : la constellation du pugiliste.

Seul contre tous les soleils de l’univers, sur son ring intergalactique, le pugiliste vous pousse dans les câbles. Il arrive de nulle part, le joint au bec, pendant que vous regardiez la télé, pendant que vous allaitiez, que vous faisiez la vaisselle; il vous présente un jab bien placé alors que vous vous endormiez dans de vagues prières, que vous étiez figés dans une asana, que vous troquiez votre voiture pour un vélo, que vous magasiniez pour de l’herbe à chat bio. Il vous livre un solide crochet alors que vous vous croyiez engagés bien droitement sur le chemin rocailleux de la sainteté. D’un uppercut fatal, il vous étend au sol, dans le sable peut-être, et alors que sonnent les cloches de la victoire, qu’il s’imprime au zénith et qu’on l’enveloppe d’une cape rougeoyante réservée aux héros, vous êtes ramenés à votre nanisme, éternel enfant du monde, libre dans le ventre de la poésie, condamné à l’émerveillement, voguant sur la lucidité schizophrène d’un quotidien lentement mijoté à travers les pages de l’histoire, d’un quotidien que vous aviez déjà fait votre le jour où vous avez dit pour la première fois maman.

Le coup de poing est l’extase des gens ordinaires.