mercredi 19 octobre 2011

L'atterrissage du bûcheron

    Quand cesse le bruit du moteur, une odeur d'essence me viole les narines. Je pose la scie sur le sol mouillé. Il a plu; je ne m'en suis pas rendu compte. Après un tel carnage, le silence est un étranger.
    Ici, je coupe ce que je veux. Sauf quand il fait soleil. Là, ça me tord l’esprit. La lumière, ça fait chanter les oiseaux. Déchirer des chorales, c'est manquer de cœur. Mais pour quelque intempérie que ce soit, je ne m'empêcherai pas de sortir mes gants, mes bottes, ma scie.
    Le chien vient planter son museau dans l’amoncellement de bran de scie. Avec ses yeux, avec ses oreilles, il réclame la suite des choses. La suite, il la connait. La chaleur, le manger, le sommeil. Puis, le matin viendra comme un despote conquérir la cime d'arbres doublement condamnés.
    Je ne saurais justifier cette impulsion. Le besoin d’abattre des arbres se manifeste soudainement. En abattre plusieurs, des arbres en parfaite santé, conifères ou feuillus, aucune différence. Peut-être les venderai-je pour chauffer les foyers. Peut-être pas. Je suis un bûcheraconnier.

    Ma scie traverse froidement le tronc, elle dévore en ligne droite, comme un rang de soldats, et recrache de la poussière. Puis il y a ce craquement, un tonnerre sublime, un grandiose déchirement, un tir de mortier juste avant le raid. La gravité fait son oeuvre et c’est l'inéluctable chute. Les arbres voisins ont subi des séquelles; il vaudra mieux les couper, eux-aussi, avant qu’ils ne jaunissent.
    Quand j’atterris enfin dans ma cabane, en fin d’après-midi, j’ôte aussitôt tous mes vêtements, je me douche, puis je fais la sieste. Je rêve d’aigles et de petites culottes, puis quand c’est fini je bois du vin.

    On ne s’attendrait pas, en entrant dans cette cabane, à y trouver toutes ces babioles électroniques. Un bûcheron normal, ça ne va pas sur internet, pourrait-on plutôt penser. Ça ne joue pas à des jeux vidéos. Le bûcheron est un hermite. Un type qui ignore tout de tout, sinon l’angle avec lequel doit s’affaisser un arbre. Un bûcheron, s’imagine-t-on, ne sait rien des coquettes universitaires qui flashent devant leur webcam, comme ça, pour s’amuser. Il n’assassine pas des vieillardes sur les trottoirs de Liberty City. Pourtant si.
    Parfois on m’appelle, on me dit viens, viens, sors de ton trou!, alors j’y vais et je rencontre des gens. J’aime quand les filles sont curieuses et veulent des détails sur ma vie de bûcheron, surtout si elles sont jolies. Alors là je les imagine empaillées, les deux pieds dans la terre, là où avant il y avait un arbre. Ça ressemblerait à la mausolée de l’empereur Qin, en plus sexy. Je rencontre également des mâles; des tatoués, des gonflés, des figés dans le pétrole de leur allure. Aussi, à l’occasion, des intellos, des gens empruntés qui ont des opinions contrefaites ou des artistes qui n’ont qu’eux mêmes comme projet. Je les vouvoie toujours. Ça les flatte et ça marque la distance.

    Il y a six ans, je vivais en banlieue. J’avais une copine qui avait un garçon autiste, centre de notre galaxie. Un jour je lui ai dit que notre vie était trop étroite, que mon coeur était un deltaplane et le sien un oeuf. Quand on fait du deltaplane avec un oeuf, on a peur d’atterrir. Je lui ai dit prends soin de ton poussin, moi je fous le camp dans l’bois. J’ai tout vendu, ça m’a donné des pieds.
    Les souvenirs sont un peu comme des fantômes. Souvent, la nuit, je descend la falaise, je vagabonde dans la carrière voisine, et j’écoute les cailloux dégringoler. Là, clandestin dans cet espace vaste mais bien circonscrit, des hologrammes de mon passé jaillissent par dizaines. Au début, ces miroirs spectraux me galvanisaient; j’écourtais considérablement mes promenades au clair de lune. Maintenant, elles ne sont à mes yeux que de vagues constellations d’étoiles obscures, presqu’un divertissement d’astronome.
    Si le passé était un arbre, il ne serait plus qu’une odeur de fumée sur un manteau d’automne.

    Le matin, Humus vient me lécher les orteils.
    Si c’est nuageux, je déjeune en vitesse, je coule mon café dans une bouteille isolante et je m’envole dans les bois. La rage me prend, c’est plus fort que moi, et c’est le carnage.
    S’il fait soleil, c’est jour de congé; je travaille à ma sculpture d’Icare, je fais des courses en ville, je joue à des jeux vidéos, et le soir je prépare un excellent plat, que j’offre avec un verre de bourgogne à une escorte commandée sur internet. Humus adore les putes. Elles lui caressent les oreilles.
    Ma mère me dit souvent que j’ai besoin d’une copine. Je ne lui répond jamais, au risque de briser des choses dans sa maison de banlieue propre comme le canon d’un fusil de soldat.
    Mon père, lui, me parle constamment, par Skype, de sa salle de spectacle, de la Fifth avenue, de ses amies américaines et de leurs lofts, et parfois je peux voir en arrière-plan des filles plus jeunes que moi enroulées dans des serviettes blanches ou penchées le nez contre le comptoir.

    Quand ils mourront, je les enterrerai dans le bran de scie. Et moi, si je meurs un jour, on me lancera de très haut, pas trop près du soleil, et mes cendres iront libérer d'une tendre caresse ces femmes empaillées dans ma forêt.